Plus de quarante ans après son décès, Louis Chiron reste l’une des figures mythiques de l’histoire du sport automobile. Que ce soit en Principauté ou à travers le monde, le charismatique Monégasque s’est illustré par son palmarès étincelant et son parcours éclectique.
A l’heure où Charles Leclerc s’apprête à s’élancer sur son Grand Prix à domicile, nous avons voulu nous pencher sur le parcours d’un autre Monégasque qui a marqué l’histoire des courses automobiles. Partons dans les années 1920. A une époque où peu de routes sont goudronnées, où les voitures n’offrent ni ceinture de sécurité, ni arceau et où les pilotes n’arborent qu’un simple serre-tête en cuir en guise de protection.
Ces derniers sont d’ailleurs des amateurs éclairés, dont le nom est même plus important que les marques et véhicules sur lesquels ils courent avec l’objectif d’accumuler le maximum de titres. C’est à cette époque-là que Louis Chiron commence sa carrière sportive.
Celui qui est connu pour sa prestance, son charisme et son élégance naturelle, symbolisée par le foulard rouge à pois blanc qu’il ne quittait jamais, allait s’avérer être l’un des coureurs automobiles les plus polyvalents de l’histoire, avec à son actif aussi bien des courses de côte, d’endurance, des rallyes, des Grands prix ou encore de la Formule 1 et surtout un palmarès à en faire pâlir plus d’un.
« Ce n’était pas toujours le plus rapide, mais c’était souvent le plus malin. Il a fait sa carrière là-dessus, il avait une grande intelligence de course, c’est ce qui a fait son succès », explique Gery Mestre. Le président de la Commission des voitures de collection de l’Automobile Club de Monaco (ACM) s’essaie à une comparaison avec Alain Prost dans sa rivalité avec le fougueux Ayrton Senna.
De groom à chauffeur Bugatti
Pourtant, rien ne le prédestinait à une telle carrière. Issu d’une famille de vignerons, son père se détourne de la destinée familiale pour devenir maître à l’Hôtel de Paris. C’est à lui que le jeune Louis, né en 1899, doit sa passion pour le sport automobile, ainsi que sa jeunesse au contact du Monaco de la Belle Époque, dont il apprend les codes et les manières.
Employé dès l’adolescence comme groom, il sait se faire apprécier de tous, et particulièrement de la clientèle, de par son charisme et son savoir-être. A tout juste 18 ans, il s’engage dans l’artillerie et devient à la fin du premier conflit mondial le chauffeur personnel des Maréchaux Pétain et Foch. Un poste qu’il obtient « grâce à sa prestance et au permis de conduire qu’une belle et riche duchesse russe s’était employée à lui faire obtenir », souligne Maurice Louche dans son ouvrage 1895-1995 : Un siècle de grands pilotes français.
A son retour de la Grande Muette trois ans après, il est engagé comme vendeur par Ernst Friderich, un ancien pilote de course et concessionnaire de Bugatti à Nice, pour qui il convoie des véhicules depuis l’usine de Molsheim, en Alsace, vers la Côte d’Azur. Une expérience formatrice qui lui permet de s’aguerrir sur ces véhicules, mais également de rencontrer Ettore Bugatti, le fondateur de la marque qui l’embauchera dans son écurie quelques années plus tard.
En attendant cette consécration, Chiron, qui est également employé comme danseur mondain à l’Hôtel de Paris, y côtoie sa riche clientèle. Il devient ami avec une Américaine fortunée qui l’aida à s’offrir sa première voiture de course. Sur sa Bugatti de seconde main, il enchaîne les courses de côte : celles du mont Agel, de Falicon ou encore de la Turbie, très réputée à l’époque…
C’est lors de l’une d’elles qu’il fait la rencontre, déterminante à bien des égards, d’Alfred Hoffmann. L’industriel suisse, héritier de l’empire pharmaceutique Hoffman-Roche et également patron de l’usine de bougies automobiles Nerka, remarque le pilote monégasque et décide alors de lui fournir une voiture, une Bugatti T35. Un palier est franchi. Sa première apparition en circuit est prometteuse puisqu’il termine deuxième sur le Grand Prix de Provence. Quelques mois plus tard, il s’octroie la première marche du podium sur celui du Comminges (Haute-Garonne). La machine est lancée !
Absent du premier Grand Prix de Monaco
De succès en succès, Louis Chiron parcourt l’Europe. En 1928, il remporte notamment les Grands Prix d’Italie puis d’Espagne, où il récidive l’année suivante, avant de s’imposer avec la manière – douze minutes d’avance ! -, devant des Mercedes qui jouent à domicile sur les 30 kilomètres de l’exigeant circuit du Nürburgring.
Dans ses périples, il est souvent accompagné d’Alice « Baby » Hoffmann, l’épouse de son mécène devenue sa chronométreuse. Cette passionnée de sport automobile tient une place prédominante dans sa carrière et dans sa vie personnelle, puisqu’elle fut sa maîtresse et quitta son mari pour devenir sa compagne pendant la majeure partie des années 1930.
C’est d’ailleurs en sa compagnie qu’il se rend aux États-Unis en 1929, invité par les organisateurs des 500 miles d’Indianapolis. Cette très prestigieuse compétition, avec une belle dotation à la clé, lui fit manquer le tout premier Grand Prix de Monaco qui s’est tenu le 14 avril 1929. Étrange quand on sait qu’il avait grandement soutenu ce projet d’Antony Noghès, en contribuant à l’élaboration du tracé.
Il se rattrapera les années suivantes. En 1930, il finit deuxième après avoir joué de malchance sur une course qu’il a pourtant dominée. Puis en 1931 viendra la consécration, malgré son départ de la onzième place (la grille de départ avait été tirée au sort comme souvent à l’époque). Notons qu’en plus d’Indianapolis, ce pilote polyvalent participa à neuf reprises aux 24h du Mans entre 1928 et 1953.
D’Alfa Romeo à l’échec Mercedes
En 1933, sur fond de conflit, les chemins de Chiron et Bugatti se séparent. Le Monégasque se lance alors dans sa propre aventure. Avec le pilote allemand Rudolf Caracciola, ils créent la Scuderia CC et choisissent de courir en Alfa Romeo, qui ne cesse de monter en puissance depuis quelques années. Mais l’accident de son partenaire à Monaco la même année mit très vite fin à cette parenthèse.
Le coureur monégasque rebondit alors en s’engageant avec la Scuderia Ferrari, département compétition d’Alfa Romeo, puis avec Mercedes en 1936. « Les voitures de course des années 30, en particulier les allemandes, étaient extrêmement puissantes et allaient très vite. Elles étaient épuisantes à conduire parce que la direction n’était pas assistée et était très dure, tout comme les freins », souligne Gery Mestre.
Son expérience allemande se termine prématurément en juillet de la même année, après un terrible accident lors du Grand Prix d’Allemagne dont il ressort miraculeusement sans graves blessures. Cette époque coïncide avec un important passage à vide pour le pilote : Alice Hoffmann vient de le quitter pour son ami et partenaire, Rudolf Caracciola. Ses apparitions sur les circuits se font alors plus rares, et se profile pour le Monégasque une retraite dont on ne dit pas officiellement le nom.
Une longévité exceptionnelle
La Seconde Guerre mondiale finie, on aurait pu croire que la carrière de Chiron l’était aussi. Et pourtant, le « Vieux Renard », comme on le surnommait, est loin d’avoir dit son dernier mot. A presque 50 ans, il reprend le chemin des circuits sur des Talbot Lago, marque avec laquelle il avait remporté le Grand Prix de l’ACF de 1937.
« Elles étaient moins véloces que les Mercedes et les Auto Union, mais ces dernières ne couraient plus après la guerre. Les Talbot Lago étaient bien mieux placées à cette époque. Robustes, homogènes et relativement plus faciles à conduire, elles ont eu beaucoup de bons résultats », relate Gery Mestre.
Et Chiron avec, puisque son palmarès s’enrichira encore de nombreux podiums dont une belle deuxième place lors du dixième Grand Prix de Monaco en 1948. A domicile toujours, il réalisera encore quelques exploits. A commencer par sa belle troisième place en 1951, à bord d’une Maserati 4CL. Profitant de l’un des plus gros carambolages de l’histoire du circuit monégasque, qui met hors course huit voitures, il marque ainsi ses premiers – et derniers – points sur le championnat du monde de Formule 1 nouvellement créé.
Trois ans plus tard, sur une Lancia, il s’adjuge à 55 ans sa toute première victoire sur le Rallye Monte-Carlo, une épreuve sur laquelle il semblait jusqu’alors maudit, devenant le seul concurrent à avoir gagné les deux épreuves phares monégasques. Et c’est aussi en Principauté qu’il devient le plus vieux pilote à avoir jamais participé à une course de Formule 1. Nous sommes en 1955, Louis Chiron affiche 55 ans et 288 jours au compteur.
Cette même année, il lève le pied, avant de passer au point mort en 1957, après avoir participé à la dernière édition du très prestigieux Mille Miles d’Italie à bord d’une Citroën DS19. Pourtant, cette retraite bien méritée sera de courte durée puisqu’en 1959, le Prince Rainier III le nomme directeur de course du Grand Prix de Monaco. Un rôle fait pour lui. « L’avantage d’avoir un pilote professionnel et connaisseur comme directeur de course, c’est qu’il prend les bonnes décisions. Sur le circuit de Monaco, elles se prennent dans la minute. C’est une grosse responsabilité », rappelle Gery Mestre.
Après avoir été le témoin et l’acteur de décennies d’évolution du sport automobile, Louis Chiron décède en 1979, à l’aube de ses 80 ans. Moins d’un mois avant, il donnait le départ du Grand Prix de Monaco, après une boucle d’exhibition au volant d’une Bugatti T51. Un dernier tour de piste, avant de tirer sa révérence.