Double buteur pour ses débuts en Ligue 1, Eliesse Ben Seghir, 18 ans, est le dernier diamant en date de l’Academy. Sa deuxième réalisation, sa « spéciale », a scellé son entrée dans la cour des grands.
On s’attendait à ce qu’il soit intimidé à l’heure de délivrer sa première interview depuis la signature de son contrat professionnel avec l’AS Monaco à l’été 2022. Mais Eliesse Ben Seghir ne réserve décidément que de bonnes surprises. On aurait pourtant dû se douter que l’international U19 français, diamant de 18 ans poli par l’Academy depuis 2020, allait réaliser le contre-pied parfait en se révélant à l’aise et affable pendant plus de trente minutes sur les canapés de La Diagonale, le 10 mars.
L’effet de surprise autour du prodige s’est dissipé lors d’une froide soirée de décembre à Auxerre lorsque, suppléant inattendu du capitaine Wissam Ben Yedder à la pause, il a offert la victoire à l’ASM d’un doublé salvateur pour ses premiers pas en Ligue 1. Une performance de taille pour le jeune attaquant, qui passera son baccalauréat en fin de saison et garde les pieds sur terre. Porté par sa famille et la mémoire de son père, ce talent générationnel sait que sa quête ne fait que commencer.
En octobre, il y avait ces matches avec le Groupe Elite et ces apparitions sur le banc de l’équipe première. Si on vous avait dit que, cinq mois plus tard, Philippe Clement ferait de vous un titulaire en puissance, vous y auriez cru ?
Sincèrement, pas du tout. La marche était énorme entre s’entraîner avec les professionnels et débuter des rencontres. La trêve hivernale a été déterminante puisque le départ de certains joueurs à la Coupe du monde a permis de faire monter les jeunes et qu’ils puissent s’exprimer. Il y avait une carte à jouer lors des matches amicaux. J’ai abordé cette période avec sérénité en recueillant et en appliquant les conseils du staff et de mes coéquipiers. L’entraîneur a décelé en moi quelque chose d’intéressant pour le schéma qu’il souhaitait mettre en place.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez pris place sur le banc en Ligue 1 ?
Oui, c’était très tôt dans la saison, en ouverture du Championnat à Strasbourg. J’ai rejoint le groupe durant la préparation estivale. J’ai pris part à quelques rencontres en pré-saison, dont la double confrontation contre le FC Porto. Je pense avoir fait de bonnes choses, ce qui m’a permis de me rapprocher un peu plus encore du groupe professionnel. Et même si je n’ai finalement pas disputé mes premières minutes officielles en Alsace, ce déplacement a été une expérience enrichissante.
Et de votre apparition en Europa League contre l’Étoile Rouge de Belgrade ?
C’était incroyable ! Il restait cinq minutes au tableau d’affichage quand on m’a fait signe de me préparer. J’ai senti une montée d’adrénaline et, en même temps, une émotion intense. Mes coéquipiers m’ont encouragé pour mes premiers pas, et je me suis senti à l’aise sur le terrain.
Il y a ce fameux match à Auxerre. Aviez-vous senti que Philippe Clement vous donnerait votre chance ?
J’ai compris assez rapidement qu’il y avait de fortes probabilités que je fasse mes débuts en Ligue 1 car le préparateur physique m’a demandé d’intensifier mon échauffement avec Youssouf (Fofana) et (Aleksandr) Golovin à la fin de la première mi-temps. Dans le vestiaire, l’entraîneur a annoncé des changements tactiques et prononcé mon nom.
Monaco est alors accroché. Vous avez le temps de vous imprégner du scénario ?
Non, tout se bouscule très vite dans la tête. Quand on t’annonce que tu vas entrer dans ce contexte, tu cherches simplement à être prêt. Tu t’échauffes du mieux que tu peux pour être performant. Je dois cependant avouer que j’ai repensé à mon parcours lorsque le quatrième arbitre a levé son panneau avec mon numéro. Je me suis dit « ça y est, ta carrière commence ». Et je trouve que mes débuts se sont plutôt bien déroulés… (Il sourit)
A quoi pensez-vous quand vous déclenchez le tir qui offre la victoire à Monaco à la 85e minute ?
(Emu) Les émotions prennent le dessus. Vous avez vu ma célébration ? Je cours partout, je crie. Youssouf est aux premières loges et il n’en revient pas lui aussi. (Il rit et reproduit, main sur la bouche, la réaction de Fofana) Ce but, c’est un truc de fou !
Décortiquez-le pour nous.
On part en contre-attaque. Le ballon arrive sur Golo’ dans l’axe qui, en ratant son contrôle, le remet à (Ismail) Jakobs. Il me le donne rapidement sur le côté gauche afin que je puisse provoquer mon vis-à-vis. (Il rejoue la situation avec les mains) Petit passement de jambes, course vers l’intérieur… Je sens bien la frappe. Je ne sais pas vraiment où est la cage quand je déclenche, mais j’accroche le cadre à une vingtaine de mètres.
On a entendu dire que c’était la « Spéciale Ben Seghir ». C’est vrai ?
Oui, c’est ça. (Il sourit fièrement) Mes collègues de l’Academy sont les mieux placés pour dire que j’ai déjà inscrit des dizaines de buts comme celui-là dans les catégories de jeunes. Dès que je me retrouve dans cette position, je sais que je peux marquer. Cela ajoute un charme supplémentaire à ma réalisation : ce que j’ai fait à l’Academy, je l’ai reproduit chez les pros.
Vous avez tenu à célébrer votre premier but puis la victoire avec le kop. Pourquoi ?
C’était naturel d’aller voir les supporters. J’ai des souvenirs de matches à la télé où les joueurs se jetaient dans la foule pour être au plus près des fans, pour partager leur engouement. J’ai ressenti le besoin d’aller les voir. Transmettre ta joie et recevoir la leur, je trouve ça beau. En plus, à Auxerre, le kop était plein.
Quand on réussit des débuts pareils à 17 ans, on se dit « j’ai fait le plus dur » ou « le plus dur commence » ?
« Le plus dur commence », parce que tu crées de l’attente chez les gens. Tu vas devoir répéter les mêmes « prouesses » pour ne pas qu’ils pensent que tu as eu de la chance. Confirmer, essayer d’être le plus régulier et répondre aux attentes, c’est la partie du contrat la plus difficile à remplir pour un footballeur. Je sais que je suis très jeune, que je ferai des erreurs et que je passerai malheureusement au travers de quelques matches. Cela ne m’empêchera pas de continuer à travailler pour gagner en régularité.
Vous ne vous mettez pas la pression ?
Non, jamais. Jouer au foot, c’est mon plaisir. J’ai conscience de l’attente que je suscite, mais je suis en plein rêve quand je cours sur le terrain. Si je joue et que je suis bon, tant mieux ; si je manque des choses, j’en ferai encore plus à l’entraînement. Pour devenir footballeur, il faut accepter les bons et les mauvais jours.
Votre précocité sous le maillot à la diagonale renvoie forcément à Thierry Henry et Kylian Mbappé. Comment accueillez-vous ces compliments ?
C’est flatteur, mais je ne prendrai jamais la grosse tête. Je sais qui je suis, d’où je viens et tout le travail qu’il me reste à accomplir…
Mais vous comprenez qu’un jeune de votre âge pourrait être désorienté face à ce changement de notoriété, non ?
C’est bizarre parfois, parce que ma vie a pris brusquement un tournant. Les sollicitations se multiplient. Mais je suis bien entouré par ma famille, mes proches, le club et mes agents. Ils veillent à ce que je ne fasse pas de pas de travers. J’ai attendu toute ma vie pour vivre ces moments. Donc, non, ce n’est donc pas la notoriété qui va me changer.
Vous vivez toujours à l’Academy ?
Oui, je loge dans un studio. C’est la décision la plus sage pour une première saison en pro. Je ne voulais pas bouleverser mon quotidien. Je conserve un cadre de vie dans lequel je me sens en confiance. C’est plus facile aussi pour l’école. Et puis je peux rester avec mes amis du centre. On s’assied sur les canapés, on discute, on rigole, on joue à la Playstation… Ce sont des moments primordiaux pour mon équilibre de vie.
Diriez-vous que leurs regards ont changé ?
Un peu, je pense, puisqu’on me demande de montrer l’exemple. Moi, je les encourage et je leur dit que si je l’ai fait, eux aussi en sont capables.
Vous avez bénéficié du lancement du Groupe Elite. Avez-vous senti une différence de niveau fondamentale avec la Ligue 1 ou l’Europa League ?
Non, pas vraiment. Rencontrer les réserves des plus grands clubs européens est la meilleure des formations puisque tu joues déjà contre des pros la plupart du temps. Tu hausses ton niveau pour rivaliser, et c’est en élevant ton curseur d’intensité que tu te rends prêt pour la prochaine étape. On a joué sur des terrains difficiles, dans le froid, devant plus de 10 000 spectateurs comme à Old Trafford, contre des équipes très physiques ou au style de jeu différent… C’est plus que formateur.
Vous passerez le bac à la fin de l’année. Être encore à l’école quand on est footballeur, comment ça se gère ?
Le planning de la journée est chargé. (Il rit) Je pars tous les matins pour le Centre de performance, où je prends mon petit-déjeuner, m’entraîne et procède à une séance de récupération, de musculation ou de prévention. Je dois enchaîner avec les cours de 13h30 à 18h30. Cette année, j’ai raté ou dû rattraper pas mal d’heures, ce qui implique encore plus de travail. Quand tu as ce train de vie, tu es obligé de vivre à fond.
Vivre à fond, c’est jouer contre des pères de famille le week-end tout en pensant à ses équations mathématiques ?
(Il rit) C’est déroutant quand on y pense. D’ailleurs, un influenceur marseillais m’a « clashé » après le match contre l’OM. Il disait « il s’amuse avec nos joueurs et le lendemain il va à l’école ! » C’est drôle… mais c’est vrai que je suis à l’école le lendemain ou le surlendemain ! Je me suis bien fait chambrer après cette vidéo.
Parlons de votre frappe, aussi soudaine que puissante. D’où vient-elle ?
Des heures que j’ai passées avec mon frère en bas de l’immeuble. On faisait du « goal à goal », c’est-à-dire qu’on occupait chacun une cage sur un petit terrain, et on devait marquer depuis cette position. J’ai vu ma frappe gagner progressivement en puissance. Il a ensuite fallu régler la mire parce que je tirais souvent très fort et le ballon partait n’importe où ! (Il rit)
Il paraît qu’on vous reprochait de ne pas assez tirer en match.
A l’entraînement, j’ai toujours marqué beaucoup de buts en frappant de loin. Yann (Lienard) peut en témoigner ! En équipes jeunes, sans en connaître la raison, je préférais dribbler, même dans des positions préférentielles. (Il réagit à notre étonnement) Ce n’est pas ma faute, j’aime trop dribbler ! (Il sourit) J’ai ça dans le sang. J’ai développé ma technique dans la rue et je l’ai fignolée au futsal, où m’emmenait mon ancien entraîneur après les séances. J’aimais tellement ça que je regardais les compilations sur YouTube de Neymar, d’Ousmane Dembélé et de Jadon Sancho avant les matches.
Sur vos trois buts en pro, deux ont été inscrits de l’extérieur de la surface.
Oui, j’ai eu le déclic. D’ailleurs, contre Auxerre (match retour, victoire 3-2), avant mon but, j’ai une situation intéressante et je manque mon petit piqué. L’entraîneur me répétait de tirer. Et quand Caio (Henrique) me glisse le ballon quelques minutes plus tard, je crochète et je ne tergiverse pas. Mais si vous me posez la question, j’aime aussi beaucoup délivrer une passe décisive.
Votre frère aîné Salim est également footballeur professionnel. C’est une chance ?
Oui car il a été un catalyseur pour moi. Dès que je m’égarais, il était là pour me remettre les idées à l’endroit. Il ne prenait pas de pincettes. Le voir réussir aussi vite m’a inspiré. Il m’a ouvert la voie. Et j’espère réaliser mon rêve de jouer contre lui. Edan (Diop) a eu cette chance avec son frère Sofiane (contre l’OGC Nice le 26 février). Cerise sur le gâteau, ils ont évolué du même côté.
Votre talent n’a pas toujours été aussi évident que le sien. Les clubs ne se sont pas bousculés au portillon avant votre quatorzième anniversaire. Vous vous disiez quoi ?
Les équipes étaient intéressées, comme l’OGC Nice, mais elles attendaient mon passage sur grand terrain pour être rassurées sur mon physique. Ma situation a évolué en rejoignant le Pôle Espoir d’Aix-en-Provence. Dans l’effectif, on était six à ne pas avoir encore intégré un centre de formation. J’étais un peu inquiet, mais je me connaissais, je savais que j’allais y arriver. La première année s’est bien passée, sans plus.
Le déclic est intervenu à l’intersaison. Est-ce lié à la disparition de votre papa ?
Oui, je l’ai perdu à cette période. Le voir partir était ma plus grande peur. C’était mon pilier. Il a toujours voulu qu’on perce, mon frère et moi. Parfois, il quittait le travail pour me déposer à l’entraînement. Après son décès, j’étais obligé de réussir pour lui, je n’avais pas le choix. Cet été-là, je suis parti un mois et demi en Tunisie avec la famille d’un ami. Je me suis déconnecté de tout. Je me suis préparé sérieusement. Je partais courir seul pendant des heures, je n’avais pas envie de m’arrêter. Je ne sentais plus la fatigue. J’étais seulement guidé par la volonté de faire honneur à mon père. En rentrant à Aix, j’ai vu les effets. J’étais au-dessus de tout le monde, physiquement, techniquement, mentalement… J’avais franchi un cap.
Les clubs étaient enfin convaincus ?
Je n’ai jamais reçu autant d’appels. On était pourtant en pleine crise du COVID… Le projet sportif de l’AS Monaco avait ma préférence et, plus important encore, celle de ma mère et de ma tante qui appréciaient également le cadre et la structure offerts aux pensionnaires de l’Academy. Leur avis est essentiel. De plus, je connaissais déjà le club. J’avais été surclassé pour une semaine de stage avec les 2003 en Principauté. L’ASM cochait donc toutes les cases.
Depuis qu’il vous a lancé en pro, Philippe Clement prend très à cœur son rôle de protecteur. Vous le ressentez ?
Oui, on a une très belle relation. Il a su me faire confiance. Pour lui, une place dans l’équipe n’est pas déterminée par l’âge ou le statut. Il ne s’est pas dit que j’étais jeune et qu’il ne fallait pas m’exposer sportivement trop rapidement. Il a senti que j’étais prêt à débuter les rencontres et il n’a pas hésité à le faire. Je lui en suis très reconnaissant.
De quoi rêvez-vous pour la suite ?
Sur un plan sportif, marquer des buts, continuer à jouer, à donner du plaisir aux gens qui nous regardent et nous soutiennent. Sur un plan personnel, obtenir le bac. (Il sourit) C’est un long travail. Parfois, je me sens fatigué, mais obtenir ce diplôme est l’une de mes priorités. Et quand je sais ce que je veux, je fonce !